C’est une ville. Comme tant d’autres, elle est unique. Elle est sauvage. Ses rues grouillent et hurlent nuit et jour. Il n’y a pas de repos au rythme effréné de ses pulsations. Souterraine, elle gronde. Aérienne, elle crache. Elle engouffre ses habitants, les détruit, puis les intègre à son propre métabolisme. Chacun participe à la vie de la Ville.
C’est une mère, jalouse et possessive. Une amante, sensuelle et dangereuse. Elle est à la fois la colère et l’apathie, le bruit et le silence, la mort et la naissance. Elle a des entrailles et un sexe, des yeux et un cœur. Ses griffes et ses crocs broient et hachent ceux qui ne se soumettent pas à sa loi.
Elle porte le nom d’un monde oublié. Mais qui s’en souvient ? Elle n’est qu’une furie, un gouffre qui protège ses enfants et punit les étrangers. Personne ne la commande, mais tous se servent d’elle. Ses fruits sont pourris et corrompent ceux qui s’en approchent. Quiconque accède à ses désirs devient une bête, un tueur, un jouet. Il faut être loin d’elle pour pouvoir vivre, mais la réussite n’est possible que par elle. C’est une ville, avec ses criminels et ses policiers, ses éboueurs et ses ouvriers. Décharnée et luxuriante, la ville n’est qu’un contraste de plus, une rupture et une continuité dans la vie des Hommes. Des usines sécrètent ses richesses à la périphérie. Il n’y a pas d’église : Dieu est mort depuis longtemps. Tout est utile, rien n’est gratuit, tout s’acquiert si l’on en a les moyens. Les individus se croisent sans se voir, se bousculent sans s’aimer, vides et larvaires, conduits dans des directions toujours plus obscures et toujours plus sombres.
Elle est née seule et fragile, dans des temps troubles et froids. Elle mourra un jour, dans une explosion de fureur et de lumières. Car elle est la Ville. Il en existe de plus belles, de plus propres, mais pas de plus vivante, pas de plus charnelle. Ses rues charrient du sang, mais c’est le sien : l’expression des luttes qui s’exercent à l’intérieur. Des combats solitaires de cellules dégénérées, armées de couteaux et de fusils. Une terreur persistante maintient les murs debout. La Ville est toujours en éveil, surveillant son évolution, s’offrant à qui sait la prendre, à qui sait la faire jouir, tant qu’on ne l’aime pas.
Pour ses serviteurs, la Ville est un royaume, pour ses maîtres, une femme au caractère difficile et violent. On ne saurait la maîtriser sans s’y perdre. On y meurt chaque jour, mais jamais totalement, jamais définitivement. Hélas.
C’est une ville du futur.
Lorsque les Etats ont explosé, ruinés par les méga-sociétés et le tribalisme, il n’y eut pas de paradis. L’argent est une règle de vie, mais ne donne pas la paix. Le règne corporatiste fut éphémère, bien plus que celui des Etats, bien plus que celui des rois, parce qu’il n’engendrait aucun sentiment, aucun désir, seulement des réflexes inhumains. De tous les régimes créés par l’Homme, le corporatisme fut le plus facile à renverser : il n’y avait personne pour le défendre. Un actionnaire n’est qu’un individu, et un ordre bancaire qu’une impulsion électronique sur le Réseau. Le Vent, comme fut appelé le mouvement de révolte, balaya les châteaux de cristal des méga-sociétés. Alors qu’il subsiste des Grecs et des Romains, des colonnes de pierres et des aqueducs ; tandis qu’au fin fond de l’Ethiopie, des religions ont creusé des cathédrales dans les montagnes ; alors qu’un empereur chinois s’est fait enterrer avec une armée de terre cuite, il n’est rien resté de l’ère corporatiste. Pas de monument, pas d’acte, juste des informations... effacées...
L’argent a subsisté, lui. Et son désir, et l’envie qu’il suscite, mais il n’appartient à personne, désormais.
Que restait-il aux humains après l’effondrement de toutes les idoles, de toute une société et de tous les repères ?
Les villes.
Des citadelles et des points d’eaux, des forteresses et des oasis, voilà ce que furent les villes, et voilà ce qu’elles devinrent à nouveau. Elles sont l’ultime trace de l’Homme sur la Terre. Le vestige de toutes les civilisations.
Dans ce vide idéologique, les villes furent la seule ancre où s’accrocher, le seul élément connu et solide. L’Homme est casanier, il ne sait que reproduire au moment où il pourrait innover. La Société post-corporatiste retrouva ses marques et ses repères, débarrassée du contrôle de l’État. Et dans la Ville, pourtant, naquit une structure nouvelle. Une source de régulation et de terreur.
La Guilde du Crime.
Plus tout à fait mafia, pas encore gouvernement, la Guilde tendit ses bras au-dessus de la Ville et s’en empara, quadrillant la Société. Elle en devint le centre caché et souterrain.
Tout le reste n’est qu’illusion.
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